1914-1918 : la guerre du Canada – Saint-Éloi ou la tragédie des cratères

La troisième partie de notre série par l’historien Carl Pépin, PhD.

Image: Cratères de Saint-Éloi. Kemmel à l’arrière. Avril –  mai 1919. Photographie. Canada. Dept. of National Defence/Library and Archives Canada/ PA-004590

La 2e division en ligne

Du début de la guerre jusqu’à la fin de 1915, les soldats de la 1ère division d’infanterie ont été impliqués dans les principales batailles menées à ce jour par le Canada. Au début de l’année suivante, le corps d’armée canadien peut désormais compter sur trois divisions présentes au front.

L’épisode analysé ici se concentre sur le baptême de feu de la 2e division, dans ce qui reste d’une petite localité belge nommée Saint-Éloi, à environ cinq kilomètres au sud d’Ypres. Arrivés en ligne en septembre 1915, les soldats de cette formation ont été jusqu’à présent relativement épargnés par les combats. Leur division comprend essentiellement des hommes issus de la levée du second contingent promis aux Britanniques par le premier ministre Robert Borden.

Dans un effort visant à réduire un petit saillant allemand qui s’est dessiné sur le front tenu par les Britanniques, six mines géantes ont été creusées sous les tranchées ennemies. Ces vastes quantités d’explosifs ont détonné le 27 mars 1916. Le vacarme et la confusion provoqués par ces explosions ont permis à des éléments de la 3e division britannique d’attaquer et de corriger à leur avantage cette portion de la ligne de front.

La semaine qui a suivi l’explosion de la fin mars a vu d’importants affrontements entre les soldats allemands et britanniques dans le but de prendre le contrôle des cratères résultants de ces déflagrations. Tous les bataillons de la 3e division britannique ont été engagés dans ces combats pour les cratères. Ainsi, le dernier de ces six cratères a finalement été capturé le 3 avril et les troupes britanniques, épuisées, ont été relevées par leurs alliés canadiens dans la nuit du 3 au 4.

Aux dires de certains contemporains et d’historiens après coup, il aurait fallu attendre quelque peu avant d’opérer la relève des Britanniques par les Canadiens, car les positions nouvellement conquises n’étaient pas suffisamment consolidées et pouvaient être reprises à tout moment. En soi, l’argument se tient. Cependant, les bataillons britanniques qui avaient quitté les cratères de Saint-Éloi étaient anéantis, démoralisés et épuisés. Un délai supplémentaire pour leur relève, ne serait-ce que de quelques heures, était hors de question du point de vue des états-majors directement impliqués.

Équipés pour la première fois de casques d’acier – une cinquantaine seulement par compagnie -, les premiers soldats canadiens arrivés dans le secteur de Saint-Éloi ont été ceux de la 6e brigade (2e division) qui ont pris, comme nous le mentionnions, la relève de ce qui restait des Britanniques de la 76e brigade (3e division). Quant au reste du corps canadien, il arrive en ligne dans les heures qui suivent, relevant ainsi le Ve corps britannique.

Saint-Éloi : un aperçu

Le nouveau secteur couvert par le corps canadien s’étend du village de Saint-Éloi au sud vers celui de Hooge, toujours en Belgique. Environ la moitié du stratégique saillant d’Ypres est, en avril 1916, sous la direction du corps canadien. Cette relève des Britanniques par les Canadiens a été en quelque sorte symbolique, car il s’agit de la première fois où un corps d’armée complet en relève un autre. La relève des troupes, pour tous les problèmes logistiques qu’elle engendre, est toujours une manœuvre tactique délicate.

Cette fameuse relève correspond également au désir du gouvernement canadien de l’époque de faire en sorte que son corps d’armée reste unifié d’un point de vue opérationnel et qu’il soit traité comme une formation à part entière. L’idée étant qu’on ne veut pas que le corps canadien puisse être “malléable” administrativement, au point de lui imposer la structure organisationnelle britannique qui est en soi beaucoup plus souple, mais pas nécessairement plus efficace du point de vue tactique. En effet, dans un corps d’armée britannique, le nombre de divisions d’infanterie n’est pas fixe et celles-ci peuvent, à tout moment, être transférées selon les considérations tactiques présentes. En clair, le gouvernement canadien veut préserver le caractère national de son corps et l’unité des divisions qui le composent.

Une autre observation que l’on peut faire du secteur de Saint-Éloi, en ce début de 1916, est qu’il s’agit probablement d’une des zones les plus dangereuses défendues par des forces de l’empire britannique. Cette portion au sud du saillant d’Ypres est carrément à éviter si possible et l’état-major canadien sait que le séjour de ses troupes dans ce secteur ne sera pas une sinécure.

D’abord, la ligne de front – les tranchées – est difficilement distinguable à la suite des immenses explosions provoquées par les mines. Les “tranchées” ne sont en fait que de petits fossés difficilement identifiables. Les parapets sont démolis et les barbelés censés protéger les entrées des tranchées quasi inexistants. Les trous d’obus et les sapes qui peuvent potentiellement abriter des soldats sont remplis d’eau et il est à peu près impossible de relier entre elles les tranchées par des canaux de communication.

Souvent, il est nécessaire que les soldats qui apportent du ravitaillement en première ligne soient attachés l’un à l’autre pour éviter de se perdre. C’est aussi pratique au cas où l’un d’eux tomberait dans le fond d’un cratère afin qu’il soit possible de le remonter, ou encore pour éviter qu’il ne se noie dans la boue.

Les Canadiens arrivés à Saint-Éloi doivent aussi vivre avec les blessés et les cadavres allemands et britanniques qui parsèment le terrain, souvent à moitié enterrés dans une mer de boue. La vision est d’autant plus horrifiante, car le lever du soleil – les Canadiens sont arrivés de nuit – dévoile aux soldats toute l’horreur du champ de bataille, notamment les dizaines de cadavres qui remplissent les cratères.

La bataille : que se passe-t-il ?

Les premières journées dans les cratères de Saint-Éloi – et autour de ceux-ci – sont occupées à consolider le terrain, ce que les Britanniques n’ont pu faire auparavant. À ce propos, les Allemands bombardent régulièrement les positions des Canadiens pour les empêcher justement d’accomplir cette tâche. Par exemple, le 5 avril 1916, vers 23 heures, les Allemands intensifient leurs bombardements : une épouvantable canonnade de quatre heures. Le lendemain matin, à 3h30, ils attaquent et parviennent à capturer en quelques heures tous les cratères initialement perdus aux mains des Britanniques à la fin mars.

De leur côté, les Canadiens ripostent. Ils se lancent dans une série de contre-attaques qui visent, non sans surprise, à reprendre les six cratères, mais seulement deux d’entre eux sont repris dans les premiers instants, ce qui entraîne une situation confuse qui vire rapidement au cauchemar. Pour faire simple, dans cette situation chaotique, les six cratères sont numérotés de 1 à 6, de droite à gauche.

Les cratères 2, 3, 4 et 5 sont aux mains des Allemands, tandis que les cratères 1 et 6, plus petits, finissent par disparaître au travers d’autres trous d’obus – le cratère 6 est situé au côté d’un 7e cratère qui s’évapore également. Les Canadiens parviennent donc à reprendre le contrôle des cratères 6-7, mais ceux-ci croient qu’il s’agit en fait des cratères 4 et 5. Par conséquent, les rapports envoyés par l’état-major canadien au haut commandement britannique stipulent que les cratères 4 et 5 sont en leur possession. Or, rien n’est plus faux.

Cette confusion dans la reconnaissance, l’identification et l’authentification des objectifs a atteint le quartier-général de la seconde armée britannique du général Herbert Plumer de laquelle relève le corps canadien. Plumer et son état-major en déduisent que, finalement, seulement les cratères 2 et 3 sont perdus. Par conséquent, il ordonne aux Canadiens de tenir leur front et de tout faire pour reprendre les cratères 2 et 3.

En d’autres termes, cela signifie que pendant les sept jours qui suivent, l’état-major du général Plumer n’a à peu près aucune idée où sont positionnés les soldats canadiens sur la ligne de front, bien qu’ils se soient battus pendant une semaine pour la possession de chacun des cratères. Ce n’est qu’au 16 avril que le quartier-général de Plumer a la confirmation – la vraie – selon laquelle les Allemands sont bel et bien en possession des cratères 2, 3, 4 et 5, ce qui entraîne dans l’immédiat une annulation de prochaines contre-attaques. Par surcroît, on apprend que durant cette semaine de combats confus, les Allemands ont repris ce qui reste des cratères 6-7, ne laissant aux Canadiens que le cratère 1 et la rage de s’être fait tirer dessus par leur propre artillerie.

Les combats de Saint-Éloi ont fini par s’estomper, au plus grand soulagement des hommes sur le terrain. Ceux-ci ont souffert des terribles conditions d’une mitraille constante et d’une nature plus qu’imprévisible. Du 4 au 16 avril 1916, les pertes de la 2e division canadienne s’élèvent à un peu plus de 1 300 combattants.

Confusion et conclusion : à qui la faute ?

De nombreuses récriminations ont suivi la bataille des cratères de Saint-Éloi. La première “victime” de la soi-disant mauvaise gestion des opérations a été le commandant du corps canadien, le lieutenant-général Edwin Alderson. Ce dernier est démis de ses fonctions et retourné en Angleterre pour occuper un poste d’inspecteur général des forces canadiennes en ce pays. Pour le remplacer, on nomme le lieutenant-général sir Julian Byng, un autre officier britannique qui se voit confirmé dans son poste de commandant du corps canadien en mai de la même année.

Les critiques fusent aussi des plus bas échelons de la hiérarchie militaire canadienne. Certains commandants de divisions et de brigades n’ont pas été à la hauteur de la situation et leur professionnalisme douteux fait aussi l’objet de récriminations. Cependant, bien que le haut commandement britannique dispose théoriquement d’un droit de vie et de mort sur le sort des généraux canadiens, il lui faut faire bien attention avant de les démettre, surtout d’un point de vue politique.

Politiquement parlant, donc, dans le but d’assurer la bonne image coopérative entre le gouvernement britannique et canadien, il a semblé préférable de maintenir en poste quelques commandants incompétents. De plus, sir Douglas Haig, le commandant en chef des forces britanniques – et canadiennes – en France, est sensible à ce problème. Son analyse de la bataille des cratères de Saint-Éloi a notamment pris en compte les circonstances dramatiques et exceptionnelles dans lesquelles les généraux canadiens ont dirigé leurs troupes.

Par exemple, Haig rejette certaines recommandations d’un subordonné – en l’occurrence le général Plumer – quant au congédiement de certains généraux canadiens. On sait entre autres choses que les relations entre le commandant de la 2e division – le major-général Richard Turner – et le commandant du corps – le lieutenant-général Alderson – sont exécrables. Alderson accuse Turner d’être responsable de la confusion qui a régné sur le champ de bataille pendant une semaine, entre autres de sa supposée incapacité à repérer ses propres troupes. En d’autres termes, Alderson a reçu de faux rapports du front et c’est lui qui en a payé le prix ultime. Au final, non sans compter sur un important jeu de coulisses, c’est donc Alderson qui doit partir. En lisant entre les lignes, on peut en déduire que, tant et aussi longtemps que Sam Hughes est ministre de la Milice, Turner est protégé.

En somme, le séjour des troupes canadiennes dans le saillant d’Ypres est loin de s’achever. Le secteur leur est désormais trop familier. Ces soldats maintenant aguerris resteront en Belgique. La prochaine étape (ou épreuve) : le Mont Sorrel.

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